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Un Code bruxellois du logement plus adapté aux personnes en situation de vulnérabilité : retour sur une victoire de l’Equality Law Clinic

  • Approches comparative et pratique des droits humains
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Novembre 2025

Prof. Isabelle Rorive et Zoé Vandenberg, Equality Law Clinic, Centre Perelman, Faculté de Droit et de Criminologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB).

Ce blog a été réalisé dans le cadre du Programme PCI (Promotion de la Citoyenneté et de l’Interculturalité) de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Merci à Amanda Garcia Cano pour sa relecture avisée.

Le jeudi 9 octobre 2025, la Cour constitutionnelle a confirmé la validité de l’ordonnance du 22 juin 2023 de la Région Bruxelles-Capitale. Cette ordonnance a inséré, dans le Code bruxellois du logement, de nouvelles règles de procédure applicables aux expulsions judiciaires, afin de les rendre conformes au droit au logement convenable consacré par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).

Cette évolution législative fait suite à des constatations adoptées le 12 octobre 2021, dans l’affaire Lorne Walters c. Belgique, par le Comité des droits économiques sociaux et culturels (CDESC). En s’appuyant explicitement sur la tierce intervention documentée de l’Equality Law Clinic (§ 6.1 à 6.6), ce Comité, chargé de surveiller l’application du pacte, a jugé que la rigidité du cadre légal bruxellois était incompatible avec le droit au logement convenable. Ce cadre légal ne permettait, en effet, ni de prendre en compte l’impact disproportionné des expulsions sur les groupes vulnérables, ni de leur offrir des solutions alternatives de relogement pour en atténuer les effets (§ 12.1).

Dans cette affaire, l’Equality Law Clinicoué un rôle déterminant en montrant que cette procédure d’expulsion portait une atteinte disproportionnée et discriminatoire au droit au logement. Dans un contexte où près de onze jugements d’expulsion sont prononcés chaque jour en Région bruxelloise, nous revenons sur les détails de cette affaire et sur les avancées législatives qui l’ont suivies.

  1. Les faits de l’affaire Lorne Walters

M. Lorne Walters, auteur de la communication déposée au CDESC, alors âgé de 73 ans, vit seul avec pour unique ressource financière une allocation sociale, la garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA). Le 21 août 2017, la propriétaire de son appartement l’informe qu’elle met fin au bail de manière unilatérale et sans avancer aucune raison. M. Walters a toujours payé son loyer à temps et s’est toujours montré respectueux des termes de son contrat de bail. L’article 237, §4 du Code bruxellois du logement (qui a reproduit la disposition de la loi fédérale du 20 février 1991 relative aux baux de logements affectés à la résidence principale) autorise la résiliation unilatérale sans motif, dès lors que celle-ci intervient après 3 ou 6 ans et moyennant un préavis de 6 mois ainsi qu’une indemnité. M. Walters doit dès lors quitter les lieux pour le 28 février 2018, alors qu’il habite dans cet appartement depuis 24 ans. La décision de la propriétaire est confirmée par le tribunal de première instance qui accorde cependant un « délai de grâce » de plusieurs mois à M. Walters. L’expulsion, d’abord postposée en raison de problèmes de santé mentale directement en lien avec les événements, a finalement lieu en octobre 2018.

Face à la pénurie de logements sociaux, M. Walters, qui n’a trouvé aucun appartement sur le marché privé, se retrouve sans domicile. Le Centre public d’action sociale ne peut que lui proposer un logement de transition ou à un home pour seniors. De son côté, la propriétaire a remis son appartement en location au loyer mensuel de 900 euros, équivalent à une augmentation de 71,4% du loyer initial qui était de 525 euros. Cette affaire est représentative du phénomène de gentrification en cours en Région bruxelloise. Comme le souligne le Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat, « les logements abordables sont de plus en plus rares, voire inexistants pour les familles avec un bas revenus ». En effet, les loyers bruxellois ont augmenté de près de 20% entre 2010 et 2020 et le prix moyen des loyers à Bruxelles a passé pour la première fois le cap des 1 100 € en 2022.

  1. La tierce intervention de l’Equality Law Clinic

Dans sa tierce intervention, l’Equality Law Clinic (ELC) a documenté le caractère disproportionné et discriminatoire de l’atteinte au droit au logement convenable de M. Walters.

L’ELC a commencé par rappeler que l’article 11 du PIDESC garantit à chaque personne une protection légale contre l’expulsion. Celle-ci s’applique aux logements loués publics et privés et permet aux locataires de jouir de leur droit au logement, y compris en cas d’expiration du bail. Toute expulsion est, dès lors, a priori contraire au droit au logement convenable et ne peut être ordonnée que de manière exceptionnelle et justifiée. Pour être proportionnée, une expulsion doit être suffisamment motivée, constituer une mesure de dernier ressort et donner lieu à un recours effectif.

Or, l’ELC a souligné que la possibilité même de résilier un bail sans motif et d’expulser un locataire de son logement, « entre en contradiction avec l’exigence de motivation ». Ce dispositif légal entraîne un déséquilibre important entre la protection de la libre disposition d’un bien et le droit au logement. L’ELC a pu aussi montrer que, dans les faits, la résiliation unilatérale sans motif est majoritairement utilisée pour augmenter de manière très substantielle le montant d’un loyer. De plus, et comme l’a également souligné le CDESC, la résiliation sans motif fait figure d’exception dans les systèmes juridiques comparables à la Belgique. Ainsi, l’Allemagne, la Suisse et la France consacrent une plus grande protection juridique des locataires.

L’ELC a aussi démontré que les expulsions sans alternative de relogement, ordonnées à l’encontre de personnes vulnérables, peuvent être constitutives d’une discrimination indirecte de type intersectionnel.  Elle souligne que « l’impact réel de la résiliation du bail sans motif est particulièrement néfaste et disproportionné à l’égard des locataires appartenant à des groupes vulnérables ». Elle démontre plus particulièrement que l’interaction de l’âge de M. Walters et de sa condition sociale explique sa vulnérabilité face à l’expulsion. En effet, les expulsions s’exercent essentiellement vis-à-vis d’un public précaire et fragilisé, et leurs conséquences sur les membres de ce public sont plus importantes que sur un autre groupe de locataires. De fait, le taux de personnes ayant dû quitter leur logement dans le cadre d’un départ forcé est le plus élevé chez les personnes pensionnées et s’élevait à 27% en 2018. De plus, ces locataires sont dans l’incapacité de se reloger de par leur faibles revenus et le contexte socio-économique bruxellois. Ces personnes âgées souffrent également de préjugés de la part de propriétaires qui sont souvent plus réticents à conclure un bail avec elles.

L’ELC a également mis en évidence que des conséquences lourdes sur la santé physique et mentale rendent les locataires plus âgés particulièrement fragiles aux expulsions. Ces dernières peuvent générer des épisodes accrus de désorientation, de décompensation ou de stress pour des personnes plus dépendantes de leur réseau social de proximité. Le risque d’une rupture avec celui-ci avait été attesté, en l’espèce, par le psychiatre de M. Walters.

  1. La décision du CDESC

Dans sa décision rendue le 23 novembre 2021, le CDESC a pris toute la mesure des arguments de l’ELC.

Le Comité a, d’abord, confirmé que les expulsions sont a priori contraires au droit au logement et, qu’en toute hypothèse, elles doivent respecter le principe de proportionnalité (§ 9.2-3.). Pour le Comité, les États ont le devoir de prendre toutes les mesures raisonnables pour fournir une alternative de logement aux personnes se retrouvant sans domicile après une expulsion (§ 10.1). Ces mesures doivent tenir compte de l’état de besoin de la personne ayant subi l’expulsion et de l’urgence de la situation (§ 10.2). Elles doivent également être propres à garantir l’accès à un « logement adéquat », défini par le Comité par une pluralité de critères : « la sécurité légale de l’occupation ; l’existence de services, matériaux, équipements et infrastructures ; la capacité de paiement ; l’habitabilité ; la facilité d’accès ; l’emplacement, qui doit permettre l’accès aux services sociaux (éducation, emploi et services de santé) ; et le respect du milieu culturel, de manière à permettre l’expression de l’identité culturelle et de la diversité » (§ 10.3).

Le Comité a, ensuite, jugé que la résiliation unilatérale sans motif pouvait être compatible in abstracto avec le droit au logement convenable, eu égard aux garanties légales offertes au locataire : un préavis de six mois, le versement d’une indemnité, une limitation dans le temps quant au moment où la résiliation peut être mise en œuvre, ainsi que la possibilité de demander un report de l’expulsion en justice. Cependant, cette approche in abstracto ne suffit pas pour le Comité. Elle doit être complétée par un contrôle in concreto que le Comité a effectué en s’appuyant sur la tierce intervention de l’ELC. Ainsi, il a jugé que l’application rigide de ce cadre juridique dans le contexte bruxellois peut produire des effets disproportionnés sur des groupes vulnérables – en l’espèce, les personnes âgées avec des bas revenus (§ 12.2) qui font face à des difficultés croissantes sur le marché locatif urbain pour se reloger (§ 12.7). Pour le Comité, il incombe à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact du dispositif de la résiliation unilatérale sans motif sur les personnes vulnérables.

Sur cette base, le Comité a considéré que les solutions de relogement proposées à M. Walters, qui s’est retrouvé sans domicile, n’étaient pas adéquates. Les conséquences de l’expulsion ont bien été disproportionnées et constituent une violation du droit au logement convenable, considéré isolément et conjointement avec le droit à la non-discrimination repris à l’article 2 du Pacte (§ 12.8).

  1. Les avancées législatives

Prenant acte de la décision du CEDSC, le Parlement bruxellois a adopté, en juin 2023, une ordonnance modifiant les procédures applicables aux expulsions. L’exposé des motifs mentionne explicitement la nécessité d’améliorer les règles de procédure encadrant les expulsions afin de garantir qu’ « elles soient compatibles avec le Pacte et les principes généraux qui veulent que toutes les mesures prises soient raisonnables et proportionnées au regard de l’objectif légitime de l’expulsion et des conséquences de l’expulsion sur les personnes visées ».

L’ordonnance bruxelloise introduit, dès lors, une série de mesures dont les plus importantes concernent la réorganisation de la procédure dans le contentieux locatif afin d’assurer une meilleure effectivité de l’intervention du CPAS. Ce texte législatif impose que toute action en justice soit précédée d’une mise en demeure. Le délai de comparution devant un juge est allongé afin de permettre au CPAS d’effectuer une enquête sociale avant l’audience d’introduction. Ces différentes mesures permettent de garantir qu’une décision d’expulsion soit bien prise en dernier recours et que, le cas échéant, tout soit mis en œuvre pour trouver une solution de relogement pérenne.

L’ordonnance bruxelloise consacre également un moratoire hivernal, qu’elle définit comme « une solution automatique à un problème structurel ». Toute expulsion est exclue du 1 novembre au 15 mars, sauf exceptions strictement définies. Le bailleur a droit à une indemnité d’occupation et peut, en cas de défaillance du locataire, faire appel au fonds de solidarité. Cette trêve hivernale vise à éviter qu’une expulsion entraîne « une situation inhumaine en cas d’absence de solution de relogement pendant une période de grande dangerosité ».

Enfin, l’ordonnance bruxelloise organise un monitoring des expulsions sous l’égide de l’Observatoire du logement. Il s’agit d’une mesure prônée par le CDESC, qui au vu des conséquences disproportionnées d’une résiliation sans motif doublée d’une procédure d’expulsion sur certains groupes, impose aux États parties de « mettre en place un mécanisme de suivi de l’impact de l’application du cadre légal sur les populations les plus vulnérables et marginalisées afin d’introduire les ajustements nécessaires » (§ 12.3).

***

L’affaire Lorne Walters et les modifications législatives qui l’ont suivies mettent en évidence le rôle de la tierce intervention déposée par l’Equality Law Clinic. En apportant un éclairage contextuel et juridique déterminant, la clinique a contribué à documenter l’affaire portée devant le CDESC qui a conduit à une condamnation de la Belgique et qui , par la suite, a entraîné une modification du Code du logement bruxellois.

Cette affaire illustre la force du dialogue normatif entre les mécanismes de protection des droits fondamentaux internationaux, les acteurs de la société civile et le législateur. Elle illustre combien la mobilisation juridique peut être un levier concret de transformation du droit, au service de l’effectivité des droits sociaux.

Cependant, si M. Lorne Walters a eu gain de cause et si le Code bruxellois du logement a bien été modifié, cette affaire n’est pas parvenue à transformer le mécanisme législatif qui était au cœur de celle-ci : la résiliation unilatérale d’un contrat de bail sans motif, moyennant un préavis et une indemnité. En Région bruxelloise, cette faculté offerte aux bailleurs continue de fragiliser le droit au logement. Dès-lors, si l’affaire Lorne Walters marque une victoire juridique, celle-ci reste partielle et nous rappelle surtout que la pleine effectivité du droit à un logement convenable demeure un objectif à atteindre pour de nombreuses personnes en situation de vulnérabilité.