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La pandémie de covid-19, une « calamité » qui justifierait (presque) tout ?

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Dans un arrêt du 1er mars 2023 (P.22.1626.F. ; pas encore publié sur www.juridat.be), la deuxième chambre francophone de la Cour de cassation – la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire belge – a décidé, dans un arrêt d’à peine deux pages, qu’« une situation d’urgence née d’une épidémie ou d’une pandémie ayant le potentiel d’une menace mortelle pour l’ensemble de la population, telle la pandémie liée au coronavirus Covid-19, doit être considérée comme constitutive d’une calamité ou d’une situation néfaste pouvant conduire à une situation menaçant les personnes ».

La Cour de cassation ne s’est ainsi pas écartée de la ligne tracée par son assemblée plénière dans un arrêt du 28 septembre 2021 (P.21.1129.N.), suivie en cela par un arrêt du 10 novembre 2021 rendu en chambre francophone (P.21.0931.F.) et par trois arrêts du 29 novembre 2022 rendus en chambre néerlandophone (P.22.0239.N., P.22.0645.N., P.22.0681.N.).

 

Le positionnement de la problématique

Dans chacune de ces affaires, les conseillers en cassation ont été appelés à se prononcer sur la légalité des arrêtés du, puis de la ministre fédéral(e) de l’Intérieur portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus covid-19 (en particulier ceux des 23 mars et 28 octobre 2020). La question se posait de savoir si ces arrêtés ministériels avaient une « base légale suffisante ». En d’autres termes, il fallait déterminer si le, puis la ministre de l’Intérieur pouvait se prévaloir d’une habilitation légale l’autorisant à les prendre et, ce faisant, à imposer à l’ensemble de la population un « confinement » sanitaire strict, de temps à autre allégé au gré de l’évolution des modèles mathématiques, ainsi qu’une série de mesures y apparentées de près (le « couvre-feu ») ou de loin (la « bulle sociale »). Dans la rigueur des principes inspirés des travaux de Kelsen, une autorité administrative – un ou une ministre donc – doit être habilitée à agir par une norme supérieure dans la hiérarchie des normes.

Dans leur préambule, on peut lire que les arrêtés ministériels avaient pour fondement les articles 4 de la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile, 11 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police et 182 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile. Cette gouvernance par arrêtés signés de la main d’un seul ministre se justifiait – mais ce n’est pas pour autant qu’on l’approuve – parce qu’avant l’adoption par le parlement fédéral de la loi du 14 août 2021 relatif aux mesures de police administrative lors d’une situation d’urgence épidémique, il n’existait pas d’état d’urgence sanitaire. Il convient par conséquent de se demander s’il existait un lien de rattachement entre les trois articles que l’on vient de citer et chacun des arrêtés ministériels adoptés depuis l’irruption de la pandémie sur le territoire belge en mars 2020.

Cette question a fait, et continuera sans doute de faire couler beaucoup d’encre, singulièrement à propos de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007. Cette disposition est la seule des trois bases légales mobilisées dont les infractions sont sanctionnées pénalement par l’article 187 de la même loi (emprisonnement de huit jours à trois mois et/ou amende de vingt-six à cinq cents euros, à augmenter des décimes additionnels). En Belgique, le choix a été fait de mener une politique sanitaire répressive et punitive, dès l’adoption des premiers arrêtés ministériels. La première circulaire du collège des procureurs généraux près les cours d’appel, datant du 25 mars 2020, expliquait qu’en cas de premier constat d’infraction, les services de police devaient dresser systématique un procès-verbal circonstancié et qu’une transaction pénale [immédiate si possible] était proposée au contrevenant. En cas de récidive, une citation directe devait être lancée. Cette politique est restée constante tout au long des vagues de la covid-19 d’ampleur tantôt faible, tantôt grande, qui déferlèrent sur notre plat pays. À la date du 13 janvier 2021, on recensait 159.917 « suspects » d’infractions covid-19, 16.012 personnes ayant été citées à comparaitre devant un tribunal.

Sur la base d’une combinaison des articles 182 et 187 de la loi du 15 mai 2007, des personnes furent poursuivies pénalement pour avoir joué au football avec des enfants qui n’étaient pas les leurs dans la rue, discuté avec leur ex-partenaire dans une voiture stationnée sur la voie publique, bu des canettes d’alcool avec un ami sur la voie publique alors qu’elles avaient un handicap mental, fréquenté une station de métro alors qu’elles étaient sans domicile fixe ou encore, comme c’est le cas dans l’affaire ayant abouti à l’arrêt du 1er mars 2023, ne pas avoir porté le masque ou une autre alternative en tissu dans une rue apparemment commerçante.

 

L’article 182 de la loi du 15 mai 2007 est-il une « base légale suffisante » ?

Certains contrevenants comparaissant devant les juridictions pénales (tribunaux de police et correctionnel) ont tenté de contester la légalité des poursuites (et donc leur recevabilité). Ils soutenaient que l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 n’habilitait pas le, puis la ministre de l’Intérieur à agir comme il, puis elle l’a fait. Si les arrêtés étaient illégaux, alors les poursuites pénales l’étaient par effet ricochet puisque le ministère public n’avait plus de fondement sur la base duquel l’action publique pouvait être initiée.

Cet article 182 dispose ceci :

Le ministre ou son délégué peut, en cas de circonstances dangereuses, en vue d’assurer la protection de la population, obliger celle-ci à s’éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure ; il peut, pour le même motif, interdire tout déplacement ou mouvement de la population.

Les contrevenants ont, de manière générale, contesté :

1° L’interprétation extensive faite par le, puis la ministre de l’Intérieur des « circonstances dangereuses ». Ils soutenaient que la loi du 15 mai 2007 avait été adoptée à la suite de l’explosion d’un gazoduc à haute pression à Ghislengien en juillet 2004, autrement dit un événement qui, certes, était d’une certaine gravité, mais qui n’en demeurait pas moins circonscrit à un territoire donné et à un nombre mesuré de victimes (potentielles). Ils ajoutaient que rien dans la loi ne permettait de déduire qu’une épidémie ou une pandémie de l’ampleur de la covid-19 était couverte par les termes « circonstances dangereuses ».

2° Le type de mesures prises par le, puis la ministre de l’Intérieur. Les contrevenants ont soutenu devant les juridictions pénales que ces mesures devaient être limitées à des ordres ou injonctions d’évacuation. Selon eux, les travaux parlementaires mettaient en lumière le fait que, d’une part, l’éloignement des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés et, d’autre part, l’interdiction de tout déplacement ou mouvement de la population étaient deux dispositifs accessoires à l’ordre ou l’injonction d’évacuation. La loi ne permettait donc pas d’imposer à la population une interdiction de se déplacer « dans l’absolu ».

3° La temporalité des mesures qui n’étaient pas assouplies, alors que les situations épidémiologique et hospitalière semblaient s’améliorer, ceci sous le couvert d’une motivation stéréotypée dans le préambule des arrêtés ministériels.

Ces arguments ont été balayés d’un revers de la main par la Cour de cassation dans ses arrêts. Elle a décidé que :

1° la loi du 15 mai 2007 « vise à protéger la population lorsqu’elle est menacée par des désastres ou des situations catastrophiques […], quelle que soit la nature de la catastrophe » et « que la pandémie du coronavirus, doit être considérée comme un désastre ou une situation catastrophique » au sens de cette loi (affaire enrôlée sous le P.21.1129.N.). Dans la version francophone de ses arrêts, elle a parlé « de calamités ou des situations néfastes » (affaire commentée). C’est donc moins la nature de l’événement en cause que la menace qu’il fait planer sur la population qui forme le critère déterminant pour apprécier les « circonstances dangereuses » ;

2° « les termes des préventions […] ne se retrouvent pas littéralement dans la description des mesures de réquisition et d’évacuation de la population confiées par la loi au ministre ». Mais, a-t-elle ajouté, « n’ayant d’autres finalités que d’éviter la propagation d’un virus calamiteux par la limitation des contacts entre les personnes afin de réduire le risque de contagion associé à la pandémie, les interdictions visées par la poursuite ressortissent à la compétence ministérielle d’interdiction ou d’injonction à la population lorsque, à la suite d’une calamité ou d’une situation néfaste et afin de protéger la sécurité civile des citoyens, il est nécessaire de les éloigner d’endroits où leur santé et sécurité sont menacées ou de leur interdire de se déplacer ». Usant implicitement de l’adage « qui peut le plus, peut le moins », elle a précisé que l’obligation de se couvrir la bouche et le nez avec un masque « constitue une mesure moins étendue qu’une interdiction de tout mouvement ou tout déplacement et, à ce titre, doit être considérée comme une mesure au sens de l’article 182 » (arrêt enrôlé sous le P.22.0645.N.).

3° l’application de la loi du 15 mai 2007 vaut quelle que soit la « durée » du désastre (affaire enrôlée sous le P.22.0681.N.) et, a-t-elle précisé, « la persistance de [la] situation d’urgence, laquelle peut évoluer en raison de la nature même de la menace, ne saurait être tributaire du seul écoulement du temps » (affaire commentée), de sorte que l’urgence prévalait toujours, même sept mois après l’adoption de l’arrêté ministériel du 28 octobre 2020.

La Cour de cassation a donc jugé que l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 constituait une « base légale suffisante », qu’il existait un lien de rattachement certain entre celui-ci et les arrêtés ministériels. Elle s’est ainsi alignée sur la jurisprudence de la section du contentieux administratif du Conseil d’État (arrêts provisoires ns°248.818 et 248.819 rendus au contentieux de l’extrême urgence) et celle toute récente de la Cour constitutionnelle (arrêts ns°109/2022 et 170/2022).

 

Trois interrogations

Si ce billet n’est pas le lieu de commenter la jurisprudence de la Cour de cassation, qui est entrée dans la postérité par la constance des motifs de ces différents arrêts, on ne peut s’empêcher de formuler trois brèves observations, qui valent comme des interrogations.

Premièrement, la position de la Cour de cassation s’accommode mal du principe de légalité en matière pénale et de l’interprétation restrictive des dispositions pénales qui en est le corollaire. Qui ne voit pas dans les arrêts de la Cour la contorsion qu’elle opère des différents éléments constitutifs de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 ? Un exemple. La Cour a jugé que « la loi vise à assurer la protection de la population lorsque celle-ci est menacée par des calamités ou des situations néfastes » (je souligne). Or, dans aucune de ses dispositions, la loi ne parle de « calamités » ou de « situations néfastes ». L’article 1er de la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile et l’arrêté royal du 23 juin 1971 qui l’exécute visaient bien le cas des « calamités », mais, d’une part, l’arrêté royal circonscrivait ce terme au « cyclone, à l’ouragan, au raz de marée, au tremblement de terre, ainsi qu’à l’inondation et la pénurie d’eau d’une certaine gravité ou affectant une région importante » et, d’autre part, ces deux (parties de) textes ont été abrogés (respectivement en 2018 et 2019). Autre exemple. La Cour a validé l’interprétation selon laquelle une interdiction absolue de déplacement (à supposer qu’elle entre dans le champ de l’article 182, ce qui est contestable) implique que le, puis la ministre de l’Intérieur pouvait modaliser cette interdiction et, donc, la rendre relative. Une obligation de porter le masque pouvait être comprise comme une interdiction de se déplacer sans masque ; en d’autres termes, une interdiction absolue de se déplacer impliquait a fortiori une interdiction de se déplacer sans masque. Des raisonnements ont conduit à un étirement des éléments constitutifs de l’article 182. L’on ne parvient pas à comprendre pourquoi la Cour de cassation s’est à ce point affranchie de principes juridiques fondamentaux (découlant notamment de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme), singulièrement à l’égard de faits susceptibles de conduire leurs auteurs en prison.

Deuxièmement, la Cour semble ouvrir la voie à une utilisation sans balise dans le temps de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007. Une situation d’urgence peut en effet évoluer « en raison de la nature même de la menace », mais le principe de proportionnalité n’exige-t-il pas qu’un contrôle rigoureux soit opéré sur le caractère adéquat, nécessaire et proportionné sensu stricto de mesures par définition liberticides ? Certes, la Cour de cassation ne tranche pas les questions de fond (Art. 147 de la Constitution). Il n’en demeure pas moins qu’elle est habilitée à déterminer si les juridictions de fond ont fait une application correcte du principe de proportionnalité. Le principe de prééminence du droit est à ce prix.

Troisièmement et enfin, on tique à la lecture des conseillers qui composaient la deuxième chambre francophone dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 1er mars 2023. L’un d’eux, par ailleurs rapporteur dans cette affaire, n’était-il pas membre du collège des procureurs généraux près les cours d’appel lorsque la pandémie a sévi en Belgique, ce collège qui, on l’a dit, a pris des circulaires contraignantes aux termes desquelles une politique sanitaire répressive et punitive (et prioritaire) fut diligentée par les parquets ?

 

Pour un commentaire de l’arrêt du 28 septembre 2021, voy. M.-F. Rigaux, « Un usage délicat du contrôle de légalité », R.D.B.C., 2022/1, pp. 63 et suiv.

 

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