a. Luttes doctrinales et émergence de l’École
L’École de Bruxelles prend son origine dans le tournant sociologique du droit et des sciences sociales. Ce tournant se comprend à l’aune des doctrines qui prévalaient alors au sein de l’université libre de Bruxelles. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’institution était encore largement acquise aux thèses spiritualistes et antipositivistes du philosophe allemand Karl Christian Friedrich Krause prolongées par ses disciples, professeurs au sein de cette même Université, Heinrich Ahrens, Théodore Schliephake et Guillaume Tiberghien. Une jeune génération de libéraux progressistes, acquise aux idées positivistes et évolutionnistes d’Auguste Comte et d’Herbert Spencer, allait toutefois confronter la tradition dominante et doctrinaire de l’Université, opérer une révolution intellectuelle et donner l’impulsion décisive à la fondation de la sociologie en Belgique.
Le creuset de cette révolution sera d’abord la Faculté de droit plus ouverte aux idées nouvelles que celle de Philosophie et Lettres, dominée par la figure de Tiberghien engagé contre l’athéisme, le matérialisme et le positivisme. Elle portera toutefois tous ses fruits au sein de nouvelles institutions dynamiques nées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’université, de l’affrontement entre spiritualistes et positivistes. Elles bénéficieront du soutien direct ou indirect de l’industriel belge Ernest Solvay : l’Université nouvelle ou École Libre d’Enseignement Supérieur et Institut des Hautes Etudes de Bruxelles (1894), l’Institut des sciences sociales (1894), l’École des sciences politiques et sociales (1897) et l’Institut de Sociologie Solvay (1902).
L’une des figures de proue de cette révolution intellectuelle est Guillaume De Greef, avocat au barreau de Bruxelles et docteur en droit. Son Introduction à la sociologie en deux volumes, publiée entre 1886 et 1889, fait de lui le premier véritable sociologue belge. Son œuvre sera notamment discutée en France par Émile Durkheim. Sa sociologie s’inspire de celles d’Auguste Comte et d’Herbert Spencer. Elle retient toutefois du Belge Adolphe Quetelet l’importance de la méthode quantitative et expérimentale.
Parmi ceux qui, avec lui, participeront à un titre ou à un autre au tournant sociologique précoce qui s’opère à Bruxelles, on trouve notamment le docteur en droit et en science Hector Denis, les juristes Paul Janson, Émile Vandervelde, Edmond Picard ou encore le futur prix Nobel de la Paix, Henri La Fontaine. Le mouvement intellectuel ainsi initié est prolongé à partir de 1902 par les travaux conduits au sein de l’Institut de sociologie Solvay sous la houlette de son directeur, l’ingénieur Émile Waxweiler et de ses proches collaborateurs, le juriste Louis Wodon ainsi que l’historien du droit et disciple d’Henri Pirenne, Guillaume Des Marez. Ces travaux, particulièrement influents en Europe, rencontreront un succès international.
Parce qu’en Belgique, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la sociologie est « limitée au milieu francophone libéral bruxellois, fortement international », on parle d’École de Bruxelles ou d’École sociologique de Bruxelles pour désigner les grandes orientations théoriques et pratiques résultant de ce foisonnement d’idées et d’initiatives.
b. Sociologie normative et ingénierie sociale
Au contraire de la sociologie de Durkheim et dans la droite ligne de Comte, la sociologie mise en œuvre par les positivistes bruxellois, au-delà de leurs divergences, ne se contente, ni n’accepte de se limiter, à l’observation, à la description et à l’analyse des faits sociaux. La sociologie de l’École de Bruxelles est faite par des juristes et des ingénieurs. Elle se pense à la fois comme une sociologie normative et comme une ingénierie sociale. Aussi, son ambition est vaste : au départ de l’observation de la pratique et de ses nécessités, elle entend découvrir les lois qui régissent la société et son évolution, mais aussi en guider le cours social dans le sens du progrès. Pour ce faire elle met au point et participe à la mise en œuvre d’instruments nouveaux, destinés à favoriser le gouvernement scientifique de la société et l’évolution du droit. Il s’agit d’une sociologie résolument engagée. L’organisation des Semaines sociales par l’Institut de sociologie Solvay à partir de 1912 témoigne de cette ambition pratique et réformatrice.
c. Le tournant sociologique en droit
Les idées nouvelles promues par l’École de Bruxelles se manifestent particulièrement en droit. Les juristes de l’École de Bruxelles s’engageront en effet pleinement dans le tournant sociologique et anti-formaliste de la science juridique qui fit « circuler dans les différentes branches du droit, une sève nouvelle ». Tous ceux qui participèrent aux travaux de l’Institut de sociologie, tels qu’Adolphe Prins, Maurice Bourquin, Paul Errera, René Marcq ou encore Maurice Vauthier, rénoveront leur discipline dans un sens sociologique. Au-delà même de ce cercle, les travaux de Paul Vander Eycken radicalisant ceux de François Gény sur la méthode d’interprétation juridique, puis ceux du grand civiliste Henri De Page, faisant du droit « une science sociale, une branche de la sociologie, science vivante et expérimentale par excellence », s’inscrivent également dans la droite ligne de la conception du droit de l’Ecole de Bruxelles. On rattache encore à cette École les travaux de Georges Cornil, de Léon Cornil, d’Henri Rolin et de Georges Smets.
L’influence des premiers travaux de l’École de Bruxelles sur le droit belge sera significative :
• En droit pénal : l’adoption de lois de défense sociale sous l’inspiration d’Adolphe Prins ou les réformes portées par Léon Cornil alors qu’il était chef de cabinet de Emile Vandervelde ;
• En droit social : la législation sur les accidents de travail, préparée par Louis Wodon ;
• En droit public : le principe de soumission des pouvoirs publics au régime de responsabilité de droit commun (inspiré par Louis Wodon et consacré par la cour de cassation dans l’arrêt Flandria) et la création du Conseil d’État sous l’impulsion Maurice Vauthier et René Marcq.