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Le tournant global

Dès ses débuts, l’École de Bruxelles a anticipé l’émergence d’une société mondiale et la nécessité de repenser le droit au niveau de cette société mondiale, indépendamment des États et de leurs frontières. En français, le terme « mondialisation » a d’ailleurs été inventé par un membre de l’École de Bruxelles, Paul Otlet. Dès la fin du XIXe siècle, Guillaume De Greef développe sa théorie des frontières, qui prévoit l’effacement progressif des frontières, notamment nationales, au profit de l’ère de la mondialité. Henri La Fontaine, qui sera récompensé en 1913 par le prix Nobel de la Paix, refuse le principe de la souveraineté des États, de même qu’il dénie à ceux-ci la propriété de leurs ressources naturelles. Il rédige, ainsi que son ami Paul Otlet, des projets de constitution mondiale fondés sur les droits des hommes et de l’Humanité. Plus tard, René Dekkers travaille quant à lui à l’élaboration, sur la base du droit comparé, d’un droit privé des Peuples, à vocation universelle.

 

Il n’est dès lors pas étonnant que l’École de Bruxelles ait pris toute sa part dans le « tournant global » des sciences sociales, à partir de 1990, et dans l’étude du droit global. Le droit global se distingue du droit international, qui présente un caractère essentiellement interétatique. Le droit international est le droit des États ou entre les États, alors que le droit global est le droit de la société mondiale.

 

Le droit global implique donc une perspective globale sur le droit, mais du point de vue micro-juridique du sujet de droit. Jacques Vanderlinden, anthropologue, comparatiste et historien du droit de l’Ecole de Bruxelles, fait ainsi évoluer la notion du « pluralisme juridique », dont il est l’un des principaux théoriciens, dans un sens pragmatique. Le pluralisme ne désigne plus les relations entre les ordres juridiques multiples qui coexistent dans le monde, mais bien la situation de l’individu, auquel est susceptible de s’appliquer, en fonction de sa situation et de ses choix, une pluralité de règles juridiques et plus largement de normes. Cette situation conduit notamment au « forum shopping » et induit une concurrence régulatoire entre les ordres normatifs (regulatory competition) qui risque de conduire à une « course vers le bas » (race to the bottom), c’est-à-dire à la destruction des règles juridiques actuelles, en particulier nationales. Mais elle incite également à une utilisation stratégique du droit comparé, notamment dans la lutte pour faire prévaloir certaines causes et valeurs à l’échelle globale.

 

Les travaux de l’Ecole de Bruxelles mettent cependant en évidence que la globalisation ne produit pas que des effets destructeurs, mais qu’elle suscite également l’émergence de normes et de dispositifs normatifs originaux. Dans sa perspective antiformaliste, privilégiant l’observation des formes du droit vivant, l’Ecole de Bruxelles plaide ainsi, notamment avec Xavier Dieux, pour un élargissement du domaine du droit aux formes alternatives de normativité généralement désignées par le terme de « soft law » ou « droit mou ». Les recherches poursuivies notamment au sein du Centre Perelman de philosophie du droit portent ainsi sur les codes de conduite, les normes techniques, les indicateurs et les dispositifs d’évaluation et de classement ainsi que d’autres « objets juridiques non identifiés » (OJNI). Elles mettent en évidence les instruments et la dynamique à l’œuvre dans la « lutte globale pour le droit » à laquelle se livrent non seulement les Etats et les organisations internationales, mais aussi les entreprises, les ONG, les réseaux d’experts et de régulateurs, les cabinets d’avocats globaux (global law firms), etc.

 

Les recherches de l’Ecole de Bruxelles portent sur de nombreux secteurs de la société contemporaine : la gouvernance et la régulation de l’Internet et des réseaux de communication ; la régulation des marchés financiers, les instruments du droit financier, les normes comptables et les agences de notation financière ; la gouvernance et la responsabilité sociétale des entreprises ; les marchés du carbone et les instruments de lutte contre le réchauffement climatique ; les standards constitutionnels mondiaux, le contentieux transnational des droits de l’homme et les indicateurs de compétitivité juridique et de respect du droit ; les instruments de la gouvernance européenne comme laboratoire du droit global ; etc. L’Ecole de Bruxelles partage l’approche pragmatique du droit global avec d’autres mouvements comme le Global Administrative Law (GAL) de l’Ecole de New York, le droit transnational de la New New Haven School, ou encore certaines approches critiques ou liées au Global South. Ces approches pragmatiques se distinguent des théories du droit global fondées sur la notion d’ordre ou de système juridique, comme le constitutionnalisme global, le pluralisme ordonné ou les théories systémiques. Une telle approche apparaît prématurée, selon Benoît Frydman, qui lui préfère une approche dynamique des normativités émergentes en deçà, à travers ou par-delà les frontières des ordres juridiques.

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