a. De Dupréel à Perelman
La seconde période de l’Ecole de Bruxelles est marquée par le tournant argumentatif et le renouveau de la rhétorique. Ce mouvement puise ses sources dans l’œuvre de l’un des maîtres de la philosophie et de la sociologie bruxelloise : Eugène Dupréel. Initié au pragmatisme par son maître, René Berthelot, et contributeur régulier aux travaux de l’Institut de Sociologie Solvay, Dupréel entreprend de réhabiliter la pensée des sophistes, décriée et méprisée depuis Platon par toute l’histoire de la philosophie, dans deux ouvrages majeurs. En outre, se revendiquant volontiers de la pensée de Protagoras qu’il estime pétrie « du point de vue sociologique », Dupréel développe une philosophie morale pluraliste centrée sur la notion de convention et d’accord. Sa « philosophie des valeurs » fait notamment la part belle aux notions confuses dont le rôle dans l’accord des esprits est central. Ses travaux, qui bénéficieront d’un grand retentissement et susciteront la controverse, donneront ainsi l’impulsion à un renouveau des études rhétoriques.
Son élève, Chaïm Perelman, juriste et philosophe, prolongera à sa manière le travail engagé par son maître. Épris de logique, c’est la question de la justice qui l’intéressa plus particulièrement à partir de 1945. La Seconde Guerre mondiale a en effet profondément marqué et affecté les membres de l’Ecole de Bruxelles, engagés dans la résistance contre l’occupant. Elle impose de repenser fondamentalement les rapports entre le droit et la justice. L’Ecole de Bruxelles mobilise alors sa tradition antiformaliste, axée sur les juges, pour contester la théorie normativiste dominante de Hans Kelsen d’une part, et celle analytique de Herbert Hart d’autre part.
En 1950, Perelman cofonde le Centre national de recherche de logique. Aux côtés de Paul Foriers, Henri Buch et René Dekkers, il crée en 1953 la section juridique du Centre qui devient, à partir de 1967, le Centre de philosophie du droit, aujourd’hui dénommé Centre Perelman de philosophie du droit. L’équipe, formée de professeurs et de praticiens du droit belges et étrangers, se consacre à l’étude des raisonnements non formels, au départ de la motivation des décisions de justice. Ils renouvellent ainsi l’étude des grands problèmes de la logique juridique, comme les rapports entre Le fait et le droit (1961), Les antinomies (1965), Les lacunes (1968), La règle de droit (1971), La motivation (1978), La preuve (1981).
Sur la base de ces recherches juridiques, Perelman renouvelle complètement l’étude de la rhétorique et contribue de manière fondamentale au tournant argumentatif. Il publie en 1958, aux côtés de Lucie Olbrechts-Tyteca, son célèbre Traité de l’argumentation. L’ouvrage, traduit dans de multiples langues, connaît un succès international et multi-disciplinaire. Il donne naissance à ce que l’on dénomme « La nouvelle rhétorique » et au modèle d’interprétation pragmatique. Les travaux de Perelman dans le domaine de la philosophie de l’argumentation sont poursuivis par ses élèves, notamment Michel Meyer qui développe plus particulièrement la problématologie.
b. Les réalisations en droit positif
Comme leurs prédécesseurs, cette nouvelle génération de juristes de l’Ecole de Bruxelles contribue activement à l’évolution du droit. Ainsi, la reconnaissance qu’il existe, au-delà des sources formelles du droit positif (loi, règlement…), des principes généraux du droit qui doivent être reconnus comme partie intégrante et obligatoire du droit, constitue une victoire emblématique des thèses anti-normativistes de l’Ecole de Bruxelles et le produit de son activisme. La voie en avait été ouverte par une étude de Paul Foriers, l’ami et adjoint de Perelman, en 1967. En 1970, Ganshof Van Der Meersch, professeur de droit constitutionnel à l’ULB et procureur général près la Cour de cassation, y consacre sa célèbre mercuriale (discours de rentrée). La Cour suit les recommandations de son procureur général l’année même, en recevant un pourvoi en cassation formé contre la violation d’un principe général du droit non sanctionné par une législation précise. Il existe désormais officiellement du droit en dehors et au-delà de la loi.
Les thèses de Foriers sur « le droit naturel positif » trouvent également à s’exprimer dans la jurisprudence pénale par la reconnaissance de la théorie de l’état de nécessité et, plus largement, des causes de justification, auquel Robert Legros, professeur de droit pénal à l’ULB, auteur d’un important projet de réforme du Code, 1er président de la Cour de cassation et membre actif du cercle perelmanien, prête son talent et son énergie.
Les juristes de l’Ecole de Bruxelles s’illustrent également de manière très remarquable dans le domaine du droit privé. En droit des obligations, où Pierre Van Ommeslaghe succède à De Page, l’Ecole de Bruxelles accompagne la transformation du droit des obligations de la conception volontariste vers la théorie pragmatique de la reconnaissance des anticipations légitimes d’autrui à travers la formulation et la consécration notamment des théories de la cause, de l’apparence, de la bonne foi, de la caducité, etc. En droit réel, la Cour de cassation consacre la responsabilité objective pour troubles anormaux de voisinage, formulée par Dekkers. Jean Van Ryn, accompagné de Jacques Heenen, fixe les principes du droit commercial sur la base d’une observation pragmatique des différents domaines de la vie des affaires. L’Ecole de Bruxelles travaille durant plusieurs générations à construire le droit de l’entreprise. Elle réussit à faire prévaloir une conception large de l’intérêt social, qui se traduit en pratique par la suprématie du conseil d’administration sur l’assemblée générale, et qui anticipe de plusieurs dizaines d’années les débats actuels sur la gouvernance d’entreprise et la responsabilité sociétale des entreprises.
L’Ecole de Bruxelles poursuit en outre pendant cette époque son investissement au niveau européen et international. Henri Rolin, premier président du Centre de droit international de l’ULB, fondé en 1964, et Ganshof Van Der Meersch, qui fonde l’Institut d’Etudes Européennes (IEE) de l’ULB en 1963, seront respectivement président et vice-président de la Cour européenne des droits de l’homme. L’Ecole de Bruxelles parvient, ici encore sous l’impulsion de Ganshof van der Meersch, à faire reconnaître au juge interne le pouvoir de contrôler la conformité des règles internes aux normes internationales et européennes, en ce compris à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui transforme considérablement la pratique du droit. Sous l’impulsion de Jean Salmon, disciple de Perelman, mais également membre de l’Ecole critique de Reims, le Centre de droit international développe une approche critique du droit international positif et s’illustre par son investissement notamment dans le contentieux de la Cour internationale de justice.