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Analphabétisme et nationalité : le frein de l’exigence linguistique comme incompatibilité avec la citoyenneté belge ?

  • Approches comparative et pratique des droits humains
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Dans un arrêt datant du 23 mars 2023, la Cour constitutionnelle a jugé que certaines dispositions du Code de la nationalité belge étaient discriminatoires en ce qu’elles ne prévoient pas d’exception à l’exigence de la connaissance minimale d’une des langues nationales pour des personnes étrangères analphabètes[1].

L’affaire traitée concerne deux personnes étrangères analphabètes qui ont effectué une déclaration de nationalité en 2021 et se sont vu recevoir un avis négatif du Procureur du Roi au motif que les conditions exigées par le Code de la nationalité belge n’étaient pas remplies. Les candidats à la nationalité ne prouvaient pas leur connaissance effective de niveau A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues (ci-après niveau A2) d’une des langues nationales, et ce malgré la preuve de suivi d’une formation en alphabétisation ou la production d’une attestation d’intégration civique.

Les requérants ont alors saisi le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, pour contester ces avis négatifs. Le tribunal a sursis à statuer et posé des questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle afin de savoir si l’exclusion des adultes analphabètes de la possibilité d’acquérir la nationalité belge due à l’exigence d’avoir une connaissance écrite d’une des langues nationales de niveau A2, alors que la plupart d’entre eux·elles ne sauraient acquérir un tel niveau de connaissance et qu’il n’existe aucun lien raisonnable entre le fait de posséder une aptitude écrite de niveau A2 et la volonté et la possibilité de s’intégrer, viole le principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination (articles 10 et 11 de la Constitution)[2].

Avant d’analyser plus en détail le raisonnement tenu par la Cour dans son arrêt et la problématique au cœur de celui-ci, revenons d’abord sur la condition de connaissance linguistique dont il est question.

 

La connaissance d’une des langues nationales comme condition à l’obtention de la nationalité belge

La nationalité belge peut s’obtenir selon trois procédures bien distinctes : par attribution (obtention de plein droit de la nationalité pour les enfants mineur·e·s répondant à certaines conditions légales), par acquisition (obtention subordonnée à un acte volontaire de déclaration de nationalité) et par naturalisation (mesure de faveur exceptionnelle accordée si la personne majeure ou émancipée peut justifier de mérites exceptionnels).

Les personnes étrangères majeures séjournant légalement en Belgique et souhaitant obtenir la nationalité belge par acquisition doivent répondre à plusieurs conditions. L’une d’entre elles consiste à démontrer « une connaissance minimale d’une des trois langues nationales correspondant au niveau A2 (…) » (articles 1e, § 2, 5° et 12bis, § 1, du Code de la nationalité belge). Cela vaut pour la connaissance orale et écrite de la langue.

Différents documents, listés à l’article 1 de l’arrêté royal du 14 janvier 2013, peuvent être pris en considération comme preuve d’une telle connaissance linguistique[3] :

-Une attestation de suivi d’un parcours d’intégration

-Une attestation de suivi d’une formation professionnelle de minimum 400 heures

-Une preuve du travail ininterrompu pendant 5 ans

-Un diplôme de niveau secondaire supérieur obtenu dans l’une des trois langues nationales

-Une attestation de réussite de niveau A2 d’une des trois langues nationales délivrée par un établissement organisé, reconnu, subventionné par une Communauté

-Une attestation de réussite/un certificat linguistique de niveau A2 d’une des 3 langues nationales délivrée par le SELOR, Actiris, Bruxelles Formation, le FOREM, le VDAB ou le Arbeitsamt

 

Les deux facettes du principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination

La Cour constitutionnelle était saisie dans cette affaire d’une violation des articles de la Constitution relatifs à l’égalité et à la non-discrimination. Rappelons que le principe d’égalité et de non-discrimination prohibent la différence de traitement entre des catégories de personnes dans une situation comparable et l’identité de traitement entre des catégories de personnes dans des situations essentiellement différentes, lorsqu’elles ne sont pas justifiées. Pour qu’une identité de traitement soit justifiée, il doit y avoir un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but visé et les moyens employés pour l’atteindre.

Dans le cas d’espèce, la Cour se prononce sur l’identité de traitement qui résulte de la condition de connaissance linguistique liée à l’acquisition de la nationalité belge entre des personnes étrangères analphabètes et « dès lors incapables de lire ou d’écrire ou (…) capables de lire ou d’écrire que dans une mesure très limitée » (§B.5.2), et les personnes étrangères qui ne le sont pas. La Cour est donc amenée à exercer un contrôle de proportionnalité afin de déterminer si cette identité de traitement est bien justifiée.

 

L’exigence linguistique, obstacle pour les personnes analphabètes

L’objectif visé par le législateur est de réserver l’acquisition de la nationalité belge aux personnes justifiant d’un certain degré d’intégration. La Cour considère cet objectif comme pertinent, d’autant que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation en la matière (§B.9). Elle reconnaît dans le même temps que la connaissance tant écrite qu’orale d’une des langues nationales est un moyen qui peut s’avérer nécessaire pour atteindre un tel objectif (§B.9).

Il est intéressant de noter que cette condition linguistique a été ajoutée aux côtés d’autres conditions en termes de participation économique, d’intégration sociale, et de participation à la vie de la communauté d’accueil par la loi du 4 décembre 2012 modifiant le Code de la nationalité belge qui avait, déjà à l’époque, été critiquée par plusieurs associations[4]. La légitimité de l’objectif ainsi que la nécessité d’une telle exigence auraient donc pu être questionnées davantage par la Cour, d’autant que cette condition restreint voire empêche de par son existence même ou le niveau qu’elle exige, l’accès à la nationalité pour des catégories de personnes plus particulièrement vulnérable, dont celles qualifiées d’analphabètes.

Pour situer la problématique, il faut noter que l’analphabétisme est un phénomène large qui sera abordé ici eu égard au processus d’alphabétisation pouvant se définir comme l’ « enseignement de la lecture et de l’écriture à un groupe social déterminé ». Partant de ce principe, une personne analphabète est une personne incapable de « s’engager dans toutes les activités pour lesquelles les compétences de lecture et d’écriture sont exigées, dans le but d’assurer le fonctionnement efficace de son groupe ou de sa communauté » (UNESCO, 1978). Pour une personne analphabète, bien qu’il soit possible d’acquérir certaines aptitudes orales de la langue du pays d’accueil, il peut être beaucoup plus difficile de s’exprimer à l’écrit ou de comprendre un texte, et certaines n’y arriveront d’ailleurs jamais[5]. De plus, l’apprentissage d’une nouvelle langue simultanément à celui de l’alphabétisation peut être long, varier d’une personne à une autre, et demander des formations adaptées[6]. À ce propos, l’adéquation entre le niveau de langue exigé et l’offre ainsi que le volume de formations disponibles[7] pour atteindre un tel niveau linguistique pose également problème et présente des disparités parmi les Communautés du pays[8]. La Cour constitutionnelle rapporte d’ailleurs dans son arrêt que l’analphabétisme « peut trouver son origine dans une diversité de facteurs et de circonstances (…) souvent liés au développement insuffisant du langage au cours de l’enfance, entraînant des lacunes en matière de compétences et de notions linguistiques de base qu’il est dans certains cas très difficile voire impossible à rattraper à un âge plus avancé » (§B.10.4.1).

Poursuivant son contrôle de proportionnalité, elle estime que ces lacunes peuvent entraîner une incapacité d’acquérir le niveau de connaissance linguistique écrite exigé, ce qui produit des effets disproportionnés au regard de l’objectif d’intégration (§B.10.5).

Au vu de cette exigence qu’elle considère comme étant disproportionnée, la Cour juge que les articles en cause du Code de la nationalité belge violent les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’ils ne prévoient pas d’exception « à l’égard des étrangers qui sont analphabètes, qui possèdent les compétences linguistiques orales exigées et qui, parce qu’il leur manque des compétences et notions linguistiques de base, ne sont pas en mesure d’acquérir les aptitudes écrites correspondant à ce niveau » (§B.11.1).

La Cour reconnaît donc clairement le caractère discriminatoire d’une telle exigence linguistique, ce qui représente une avancée certaine dans le droit à l’égalité des personnes étrangères. Toutefois, cet arrêt illustre bien les difficultés d’accès à la nationalité belge et l’exclusion qui en découle pour certains groupes de la population.

 

Les personnes analphabètes, à l’intersection de plusieurs vulnérabilités

Dans l’objectif d’une considération future des personnes analphabètes la plus adaptée possible, il nous parait pertinent de mentionner le caractère intersectionnel des situations discriminatoires dans lesquelles se trouvent certaines de ces personnes plus vulnérables.

Effectivement, les personnes analphabètes font souvent partie d’un public socioéconomiquement défavorisé et avec un faible niveau d’études. Il a en effet été démontré au niveau mondial que « les indices de la pauvreté sont inversement proportionnels au taux d’alphabétisme des adultes, aussi bien au niveau international qu’à l’intérieur même des pays (…) là où les taux de pauvreté sont les plus élevés, les taux d’alphabétisme tendent à être les plus bas » et que « le taux d’alphabétisme augmente significativement avec le niveau d’études ». Parmi les preuves de connaissance linguistique exigées pour l’obtention de la nationalité belge, la plupart mettent en avant, outre un certificat linguistique, l’emploi, la formation et un niveau élevé de scolarisation, ce qui défavorise encore fortement les personnes analphabètes.

Par ailleurs, l’analphabétisme est un phénomène « genré » : deux tiers des adultes analphabètes dans le monde seraient des femmes[9], le risque de pauvreté est plus accru chez elles, et elles ont un plus faible niveau d’instruction[10]. Comme relevé dans l’arrêt concerné, cette observation relative au genre avait déjà fait l’objet d’un commentaire dans les travaux parlementaires relatifs à la loi du 18 juin 2018 modifiant le Code de la nationalité belge. Un amendement, rejeté par 10 voix contre 4[11], prévoyait que « pour les personnes qui ne peuvent ni lire ni écrire, la maitrise des aptitudes orales qui correspondent au niveau A2 suffit » et était justifié car « l’exigence linguistique prévue par la loi bloque l’accès à la nationalité belge à des personnes qui s’expriment très correctement dans une de nos trois langues nationales mais qui sont analphabètes. Cette disposition est discriminatoire surtout à l’égard des femmes plus concernées par cette problématique (nous soulignons) » (Doc., parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2919/003, p.112), ce qui avait également été mis en avant par Myria lors des auditions à la Chambre[12]. L’exigence linguistique imposée par la loi belge pour l’accès à la nationalité impacte par conséquent assurément davantage les femmes immigrées, peu formées et/ou avec de faibles revenus.

Les remèdes à l’inconstitutionnalité

Dans son arrêt, la Cour termine par renvoyer la balle au législateur. Elle lui précise qu’il devra remédier à l’inconstitutionnalité constatée « en prévoyant la possibilité pour l’étranger qui fait une déclaration de nationalité de démontrer qu’en raison de son analphabétisme, il n’est pas en mesure d’acquérir les aptitudes écrites en question, en dépit du fait que, compte tenu de l’offre des formations existante, il a fourni des efforts raisonnables pour y parvenir (nous soulignons) » (§B.11.2) et ajoute que, dans l’intervalle, ce sont les juges qui devront remédier à l’inconstitutionnalité « en déterminant dans les litiges au fond, le cas échéant avec l’aide d’un expert, si les étrangers concernés sont en mesure ou non d’atteindre le niveau A2 dans son ensemble » (§B.11.2).

Si cette possibilité d’exception suggérée par la Cour constitutionnelle est louable, on peut s’interroger sur la manière dont le critère des « efforts raisonnables » sera apprécié ainsi que sur la pertinence de maintenir cette condition de connaissance écrite de la langue. De fait, en liant ainsi les aptitudes écrites à la nationalité et à la citoyenneté, ne fait-on pas passer le message que les personnes qui sont incapables, ou capables dans une mesure limitée, de lire ou d’écrire sont des citoyen·ne·s de seconde zone[13] ?

Il était ici question des personnes analphabètes, mais le législateur ne devrait-il pas saisir l’opportunité qui lui est donné pour penser également aux autres groupes particulièrement vulnérables comme, parmi tant d’autres, les personnes présentant de sérieux troubles de l’apprentissage ou les personnes en situation de handicap ? Au vu de la numérisation croissante de notre société (comme cela est par ailleurs relevé par le Procureur du Roi dans l’affaire qui nous occupe – voir §A.2.4) et du fait que les outils éducatifs et tests linguistiques se déroulent de plus en plus sur ordinateur, ne devrait-il pas également penser aux personnes touchées par la précarité numérique ?

Certes le droit ne peut prévoir toutes les situations qui se présenteraient en la matière. Néanmoins, il revient au législateur de légiférer en respectant le principe d’égalité et de non-discrimination au regard de groupes particulièrement vulnérables, notamment en permettant une certaine flexibilité dans l’application de la loi et en instaurant des critères plus clairs et accessibles pour l’acquisition de la nationalité que ceux actuellement en vigueur (par exemple, en exigeant uniquement des compétences orales de connaissance de la langue pour certaines catégories de personnes et en diversifiant les modes de preuve)[14].

 

 


 

[1] Pour des raisons d’usage courant et de compréhension relative à l’arrêt commenté, nous utiliserons dans ce billet les termes « analphabétisme » et « analphabète ». Il est cependant à noter que « dans ce domaine, il convient de faire très attention à la terminologie employée car des termes ou expressions tels qu’« analphabète/illettré » ou « ayant des compétences linguistiques limitées » (…) éclipsent le fait que les personnes concernées sont souvent pleinement capables de participer à la vie sociale. En effet, leur faible niveau de compétences en lecture et en écriture ne les empêche pas d’avoir des compétences en communication, ce que ces termes et expressions ne laissent pas réellement entendre. Par conséquent, il est préférable de changer d’angle de vue et de parler d’« enseignement de la littératie » plutôt que d’analphabétisme ou d’illettrisme », dans Conseil de l’Europe, « Intégration Linguistique des Migrants Adultes (ILMA) – Alphabétisation », disponible en ligne ici.

[2] Les questions préjudicielles visaient aussi l’article 191 de la Constitution, mais la différence ou l’identité de traitement en cause concernant deux catégories d’étrangers (selon qu’ils soient ou non analphabètes), l’article 191 ne trouvait pas à s’appliquer ici et la Cour a limité son examen au contrôle des dispositions en cause au regard des articles 10 et 11 de la Constitution.

[3] Arrêté royal portant exécution de la loi du 4 décembre 2012 modifiant le Code de la nationalité belge afin de rendre l’acquisition de la nationalité belge neutre du point de vue de l’immigration, M.B., 21 janvier 2013.

[4] Voir notamment S.-A. GOFFINET, « Le Code de la nationalité de 2012 : une politique qui rend l’accès à la nationalité impossible pour les personnes analphabètes », Lire et Écrire, 5 janvier 2015, disponible en ligne ici ; voir aussi C. APERS, « Réforme du Code de la nationalité : vers une citoyenneté économique … », ADDE, newsletter n°81, novembre 2012, disponible ici.

[5] S.-A. GOFFINET, op. cit

[6] S.-A. GOFFINET, op. cit ; Conseil de l’Europe, « Intégration Linguistique des Migrants Adultes (ILMA) – Alphabétisation », disponible en ligne ici.

[7] « Si le décret bruxellois vise dans son arrêté d’application trois filières (alpha, FLE-A et FLE-B) proposant respectivement un cursus de 750, 400 et 240 heures (plus d’heures prévues pour ceux dont le niveau de scolarité est le plus bas), le décret wallon ne parle que de 6 mois maximum de formation avec 120 heures minimum de formation », dans S.-A. GOFFINET, « Le Code de la nationalité de 2012 : une politique qui rend l’accès à la nationalité impossible pour les personnes analphabètes », Lire et Écrire, 5 janvier 2015, pp.5-6,disponible en ligne ici.

[8] S.-A. GOFFINET, op. cit. ; C. APERS, « Le dédale du fédéralisme belge : une épreuve de plus pour l’intégration des candidats à la nationalité », ADDE, newsletter n°185, avril/mai 2022, disponible ici.

[9] C. QUIÉVY, « Analyse : l’alphabétisation comme vecteur d’émancipation féminine », Femmes Prévoyantes Socialistes, 2016, disponible en ligne ici ; UNESCO, « Alphabétisation », disponible en ligne ici.

[10] S.-A. GOFFINET, op. cit ; UNESCO, « Education pour tous : l’alphabétisation, un enjeu vital ; rapport de suivi sur l’EPT », 2006, disponible en ligne ici; C. QUIÉVY, op.cit.

[11] Le ministre n’était pas favorable à cette modification car « le degré d’intégration qui est attendu avant de pouvoir acquérir la nationalité suppose également la connaissance écrite d’une des langues nationales », rappelant que « l’intention du législateur de 2012 tend davantage à considérer l’octroi de la nationalité belge comme le couronnement d’un processus réussi d’intégration et non l’inverse » (Doc., parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2919/006, p.57 et p.28).

[12] De manière générale, Myria recommandait « de s’inspirer des Pays-Bas et de la France, qui ont prévu la possibilité de prouver la connaissance linguistique par un entretien oral pour les personnes analphabètes » (Doc., parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2919/006, p.158).

[13] S. PINCHART, « L’alphabétisation : une question sociale avant tout », Le journal de Culture & Démocratie, n° 41, avril 2016, disponible ici.

[14] Dans le même sens, voir : C. VERBROUCK, « Analphabétisme et accès à la nationalité belge – La Cour constitutionnelle fait un pas en faveur des profils vulnérables », Actualités ALTEA, 6 avril 2023, disponible ici et Lire et Écrire, « Le Code de la nationalité jugé inconstitutionnel pour les personnes analphabètes », communiqué, 5 avril 2023, disponible ici.