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Conclusions de l’av. gén. Collins dans l’affaire OP c. Commune d’Ans : quels enseignements pour la portée du principe de neutralité de l’Etat en droit belge ?

  • Approches comparative et pratique des droits humains
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Le jeudi 4 mai 2023, l’avocat général M. Anthony M. Collins de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a présenté ses conclusions dans le cadre de l’affaire O.P. c. Commune d’Ans (C-148/22). Cette affaire s’inscrit dans la jurisprudence grandissante de la CJUE relative à l’interdiction du port de signes convictionnels et religieux (exclusivement sur le foulard islamique) dans le domaine de l’emploi, examinée sous l’angle de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions au sens des articles 1 et 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Seulement, à la différence des affaires précédentes, celle-ci a la particularité de porter sur une interdiction émanant non pas d’un employeur privé, mais bien d’un employeur public. Ce cas de figure inédit constitue une opportunité, pour les juges européens, de préciser la portée de leur jurisprudence quant aux spécificités du service public.

 

  1. Résumé des faits et litige au principal 

Le litige au principal oppose OP, agent communal d’Ans, et ladite commune dans le cadre d’une action en cessation introduite devant le président du tribunal du travail de Liège. Cette action vise à constater la nullité de deux décisions de la commune des 18 et 26 février 2021 qui interdisent à OP de porter le foulard islamique, ainsi que du règlement d’ordre intérieur, modifié à la suite desdites décisions pour y introduire, en son article 9, l’interdiction pour tout travailleur « d’aborder tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophiques ou ses convictions politiques ou religieuses ». OP avance également qu’elle a fait l’objet d’une discrimination fondée sur la religion et sur le genre.

Dans sa décision de renvoi, le président du tribunal du travail estime que l’interdiction formulée à deux reprises à OP de porter le foulard constitue une discrimination directe fondée sur la religion en raison, d’une part, de l’application à géométrie variable de la politique de neutralité par la commune (celle-ci tolérant par ailleurs le port de certains signes convictionnels discrets – comme des boucles d’oreilles de croix) et, d’autre part, des fonctions de « back office » (sans contact direct avec les usagers du service public) exercées par OP (demande de décision préjudicielle, p. 31 et 32).

Concernant la validité du règlement d’ordre intérieur, la juridiction de renvoi constate l’existence d’une présomption de discrimination indirecte[1] fondée sur la religion, « voire sur le genre » (demande de décision préjudicielle, p. 35) et écarte provisoirement l’application de l’article 9 dudit règlement à l’égard d’OP, lorsque cette dernière travaille en « back office ». Pour le surplus, le tribunal sursoit à statuer et demande à la CJUE :

(i) Si l’article 2, par. 2, sous a) et sous b) de la directive 2000/78/CE peut être interprété comme autorisant une administration publique à imposer une politique de neutralité exclusive[2] à l’égard de l’ensemble de son personnel (y compris les employés qui ne sont pas en contact direct avec le public) ;

(ii) Si l’article 2, par. 2, sous a) et sous b) de la directive 2000/78/CE peut être interprété comme autorisant une telle règle, malgré le fait que l’interdiction, en apparence neutre, touche majoritairement les femmes et est donc susceptible de constituer une « discrimination déguisée en fonction du genre ».

 

  1. Conclusions de l’avocat général : une transposition partielle de la jurisprudence « classique » de la CJUE complétée par les spécificités du secteur public

Dans ses conclusions, l’avocat écarte d’emblée la seconde question, le genre ne relevant pas du champ d’application de la directive 2000/78/CE, seul instrument de droit européen mobilisé. Seule la première question fait donc l’objet d’une analyse au fond.

Dans un premier temps, l’avocat général Collins l’examine sous l’angle de l’existence d’une discrimination directe (art. 2, par. 2, sous a) de la directive). Il estime à ce titre que la règle en cause au principal (contenue à l’article 9 du règlement d’ordre intérieur) ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion pour autant que l’interdiction formulée est appliquée de manière générale et indifférenciée (ce qui est largement mis en doute par OP dans la décision de renvoi, voy. supra). Une application à géométrie variable reviendrait en effet à traiter de manière moins favorable certains employés communaux placés dans une situation comparable aux autres sur la base de leurs signes convictionnels ou religieux. Il en irait de même d’une règlementation visant explicitement et uniquement le port de signes ostentatoires de grande taille, pour des raisons analogues. Cette analyse n’a rien de surprenant et repose sur une jurisprudence constante de la CJUE (voy. not. arrêt SCRL, 13 octobre 2022, C-344/20, pt. 33 ; arrêt WABE et MH Müller Handel, 15 juillet 2021, C-804/18 et C-341/19, pt. 52).

Dans un second temps, l’examen de l’avocat général s’étend à l’analyse de l’existence d’une discrimination indirecte (art. 2, par. 2, sous b) de la directive). Il propose à la CJUE de répondre que l’interdiction en cause constitue une différence de traitement indirecte fondée sur la religion, laquelle est susceptible d’être justifiée par l’objectif légitime consistant à vouloir mener une politique de neutralité administrative exclusive, pour autant que la commune démontre que cette volonté répond à un besoin véritable et que cette interdiction soit appropriée et nécessaire à l’objectif légitime poursuivit.

Il n’est guère étonnant que l’avocat général affirme ici le caractère légitime de l’objectif poursuivi, à savoir la volonté de mener une politique de neutralité convictionnelle ou religieuse. Cela ressort en effet de manière constante de la jurisprudence, tant de la CJUE pour ce qui est du secteur privé (voy. not. arrêt SCRL précité, pt. 39), que de la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour EDH ») en ce qui concerne les services publics (voy. not. Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, pt. 53 et jurisprudence citée).

Quant à l’appréciation du caractère approprié et nécessaire des moyens mis en œuvre pour réaliser l’objectif légitime, celle-ci s’inscrit classiquement dans la jurisprudence de la CJUE en la matière[3].

Dès lors, c’est bien dans l’appréciation in concreto du caractère objectif de la justification qu’il peut être tiré le plus d’enseignements sur les spécificités du service public susceptibles d’influer sur la justification d’une réglementation visant à interdire au personnel le port de tout signes ostensibles convictionnels ou religieux.

Comme rappelé dans les conclusions, la charge de la preuve du caractère objectif de la justification incombe à la commune. En d’autres termes, il lui revient de démontrer que le choix d’une politique de neutralité exclusive répond à un besoin véritable, lequel se rattache – en l’espèce – à la portée accordée au principe de neutralité des services publics belges, et par extension de l’Etat.

Or, l’avocat général Collins relève à ce titre que le principe de neutralité de l’Etat, invoqué par la commune pour avancer l’existence d’un « besoin social impérieux », ne repose – en droit belge – sur aucun fondement législatif et que l’absence de définition constitutionnelle de la portée et du contenu de ce principe semble indiquer que ce dernier « à tout le moins dans sa conception exclusive, ne relève pas de l’identité nationale […] du Royaume de Belgique » (pt. 69 à 72). Il observe également sur ce point que la politique de neutralité exclusive n’est pas partagée par l’ensemble des communes belges, en citant notamment l’exemple de Gand et Malines (pt. 73).

Il écarte par ailleurs la possibilité d’invoquer, à l’appui de la validité du règlement en cause, la dérogation fondée sur l’existence d’exigences professionnelles essentielles et déterminantes prévue par la directive 2000/78/CE (art. 4, par. 1). Selon lui, cette disposition, qui doit être interprétée de manière stricte (pt. 88), « ne peut être employée pour justifier une exception générale pour toutes les activités qu’un travailleur peut en théorie exercer » (pt. 91). Il souligne à ce propos qu’il « peine à voir en quoi le fait pour OP de porter le foulard islamique l’empêcherait d’une quelconque manière de pleinement accomplir ses tâches en tant que juriste employée par une administration communale » (ibid.).

 

  1. La question controversée de la portée du principe de neutralité de l’Etat en Belgique

La neutralité comme « valeur fondatrice d’un Etat de droit démocratique »[4] n’est guère remise en cause. Toute la question réside plutôt dans la définition que l’on donne de la notion. À ce titre, plusieurs conceptions de la neutralité coexistent en droit public belge en fonction du contexte dans lequel celles-ci sont mobilisées, laissant subsister le doute quant à la portée du principe à retenir dans l’administration publique.

Dans l’enseignement officiel, la question a déjà été tranchée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt n°81/2020 du 4 juin 2020 en faveur de la possibilité de soutenir une politique de neutralité exclusive[5]. Si l’arrêt précité peut manifestement aider à préciser les contours du principe de neutralité de l’Etat, il convient de rappeler que le contexte très spécifique de l’enseignement ne permet pas une transposition telle quelle du raisonnement de la Cour constitutionnelle au reste du secteur public. C’est d’ailleurs ce que soulignent tant le président du tribunal du travail de Liège dans sa décision de renvoi (p. 42), que la section législation du Conseil d’Etat belge dans son avis relatif à la proposition d’ordonnance LIGNErejetée – de la Région Bruxelles-Capitale (pt. 25).

Dans un autre contexte, l’on se souvient de l’ordonnance rendue par le tribunal du travail de Bruxelles le 3 mai 2021 et selon laquelle la STIB (entreprise publique bruxelloise de transports en commun), en refusant d’engager à deux reprises une femme portant le foulard et disposant des compétences nécessaires pour exercer des fonctions administratives internes, s’était rendue coupable de discrimination directe fondée sur la religion et indirecte sur la base du genre. Dans cette affaire, le tribunal avait rejeté la conception exclusive du principe de neutralité avancée par la STIB comme justification à ces refus en précisant que ledit principe « n’a jamais été interprété comme prohibant indistinctement pour tous les travailleurs […] du service public toute manifestation d’une conviction religieuse […] » (p. 26). À la suite de cette décision, le compromis conclu au niveau du gouvernement de la Région Bruxelles-Capitale en vue de modifier le règlement interne de travail de la société s’est accordé pour que la neutralité exclusive demeure la règle pour les fonctions d’autorité ou en contact avec le public, tout en permettant d’introduire des dérogations pour les autres fonctions.

Face à cette conception plurielle de la neutralité, la jurisprudence strasbourgeoise ne semble pas permettre davantage de trancher en faveur de l’approche à retenir. En effet, si la Cour EDH s’est déjà prononcée sur la possibilité d’imposer un régime de neutralité exclusive dans la fonction publique sans violer l’article 9 de sa Convention, il y a lieu de rappeler que cette possibilité a été induite par le fait qu’il s’agissait en l’espèce d’un principe fondateur de l’Etat partie au litige (Ebrahimian c. France, §67). Or, il appert que « la compréhension hautement variable du sens et de la portée attachés à la notion de neutralité en droit belge », couplée à l’histoire socio-politique propre de la Belgique, ne permettent de déterminer avec certitude dans quelle mesure cette jurisprudence pourrait être extrapolée à un litige tel que celui en cause au principal.

Si l’avocat général Collins semble conclure à l’impossibilité d’imposer une politique de neutralité exclusive à l’égard d’une employée communale travaillant sans contact direct avec les usagers du service public, c’est bien à la CJUE qu’il appartiendra de déterminer in fine l’interprétation qui devra être retenue par la juridiction de renvoi. Dans l’entre-temps, ces conclusions – sans pour autant lier la CJUE – ont assurément de quoi apporter de l’eau au moulin des nombreux débats entourant le port de signes convictionnels dans la fonction publique belge.

 

 


[1] Une discrimination indirecte, au sens de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination vise « la situation qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner, par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par l’un des critères protégés » (art. 4, 8°).

[2] Une politique de neutralité dite « exclusive » consiste à interdire tous les signes philosophiques ou religieux. Cela implique non seulement que les services fournis par les travailleurs concernés doivent être neutres, mais également que ces travailleurs doivent observer une apparence neutre. La neutralité exclusive s’oppose à la neutralité dite « inclusive » qui autorise le port de signes philosophiques ou religieux ; la neutralité inclusive s’observe uniquement dans le service rendu par le travailleur, non dans son apparence. Ces notions sont généralement mobilisées dans le service public (voy. https://www.unia.be/fr/criteres-de-discrimination/convictions-religieuses-ou-philosophiques/signes/lieu-de-travail/secteur-public).

[3] Il appartient donc à la juridiction de renvoi de déterminer si d’une part, l’interdiction est en mesure de contribuer à la politique de neutralité exclusive choisie (ce qui serait le cas en l’espèce si la mesure est appliquée de manière cohérente et systématique à l’ensemble du personnel, pt. 75) et d’autre part, si la règle litigieuse se limite au « strict nécessaire ». Cette dernière condition implique de démontrer que l’objectif poursuivi ne pouvait être atteint par des mesures moins contraignantes et doit s’apprécier à la lumière de l’application générale et absolue de l’interdiction, nonobstant la nature et le contexte des fonctions exercées par les agents (pt. 76).

[4] Commission du dialogue interculturel, Rapport final, mai 2005, disponible ici, p. 54.

[5] Il est toutefois intéressant de noter que même en matière d’enseignement, seul domaine où le principe de neutralité est consacré par la Constitution (art. 24, §1er, al. 3), la Cour constitutionnelle précise que « le Constituant n’a pas conçu la neutralité de l’enseignement communautaire comme un principe rigide, indépendant des évolutions de la société » (arrêt n°81/2020, B.18.1), rajoutant que certaines circonstances pourraient obliger l’autorité compétente à adopter une politique de neutralité inclusive.

 

Crédits : illustration de Unia – Centre interfédéral pour l’égalité des chances